les princes sorciers

Zhio est plein de rancœur.
Il pense aux siens et se demande pourquoi ils l’ont abandonné à son sort.
Pourquoi ne sont-ils jamais venus le libérer ? Certes, il mérite d’être puni. Sa responsabilité est au-moins aussi grande que celle de Kaël. Seulement, lui a payé. Plus de sept siècles d’isolement, de solitude et de désespoir, n’est-ce pas suffisant ? N’a-t-il pas expié sa faute en perdant ce à quoi il tenait le plus, le jeune éphémère qu’il chérissait ?
Mais peut-être ne s’agit-il pas d’une punition. Ils ne sont jamais venus parce qu’ils ne sont plus de ce monde. Ils ont tous laissé la place, abandonnant leurs remplaçants à leur sort.
La planète livrée à une petite horde de voraces sans conscience, dont l’unique objectif est de se nourrir : même pour un prince sorcier, c’est une vision de cauchemar. Livrés à eux-mêmes, sans contrôles, avec une telle quantité de nourritures, ils seraient devenus le problème numéro un de l’humanité. Et il le saurait car Zhio entend la rumeur du monde autour de lui. Des images, pas toujours précises, lui parviennent. La plupart du temps, il ne sait comment les interpréter. Ça fait trop longtemps qu’il est absent.
Les siens sont toujours là. Il y a leur odeur mentale. Ils ne veulent rien faire pour lui, voilà tout. Il ne peut que l’accepter.

Une centaine d’éphémères sont arrivés sur l’île il y a environ deux ans. Ils creusent le sol, à la recherche des vestiges qu’ont laissés les premiers occupants. Le passé semble beaucoup compter pour eux. Peut-être est-ce dû à leur vie si courte.
Ce qui importe, c’est qu’ils finiront par découvrir l’entrée du temple. Ça ne saurait tarder. Ils le libéreront, puis ils lui rendront force et vigueur car ils sont avant tout nourriture.
A cette pensée, il se met à saliver. Sa faim est immense, semblable à celle que doit ressentir un vorace. Semblable à celle qu’il a connu lorsqu’il était vorace. C’est ça l’enfance d’un prince sorcier : une gueule et un estomac, avec une denture puissante qui broie la chair des éphémères sans difficultés.
Après vient la métamorphose.
Plus besoin de chair, la croissance étant finie. Les princes sorciers se contentent de l’énergie vitale.
Et plus tard encore, ce qu’il ne connaîtra jamais : l’âge adulte. Devenir un ancien, connaître son histoire…
Ce qui lui a été retiré le jour de la catastrophe. Ce qui a été retiré à tous les gardiens survivants…

Il est impatient.
Il l’attend.
Jamy. Il apparaîtra dans un monde étrange, entre réel et rêve, un endroit inaccessible aux autres. Il n’appartient qu’à eux.
C’est quelque chose de magique et d’incompréhensible, tout comme le retour du garçon parmi les vivants.
Les éphémères sont depuis toujours une énigme aux yeux des gardiens. Ils n’ont jamais compris ce qu’ils étaient, ni pourquoi ils devaient veiller sur eux. Ça ne le troublait pas à l’époque. Il y avait les anciens, à Ath’ Land. Eux savaient. Donc, lui aussi saurait, en temps voulu.

Zhio laisse échapper un soupir. Lorsqu’il évoque le passé, c’est au paradis qu’il songe. Un monde simple, évident : ils étaient les gardiens. Les éphémères vaquaient à leurs occupations. Eux tenaient les prédateurs à distance, prélevaient sur leurs troupeaux de quoi satisfaire leur faim et leur désir.
Mais son peuple a disparu. Peu ont survécu. De jeunes bergers, à peine sortis de l’enfance, inexpérimentés, à peine éduqués… Les anciens ont emporté avec eux leur savoir.
Il leur a fallu gérer ça.

Les ténèbres l’environnent. C’est comme un océan sans lumière dans lequel il est plongé. Il y est depuis si longtemps que l’obscurité a pénétré son cœur et son âme.
Mais elles commencent à se dissiper.
Jamy est de retour. Il est revenu. Ça arrive chez les éphémères. C’est un phénomène rare et incompréhensible que les gardiens observent depuis toujours.
Ils meurent, comme leur nature l’exige, et parfois, après une durée de temps variable, l’un d’entre eux resurgit. Il ignore avoir déjà vécu, ne se souvient pas de sa vie précédente. Pour lui, il n’y a qu’une vie : celle qu’il vit.
Les éphémères ont donné un nom à ce phénomène : réincarnation.
Cela arrive très rarement, et il n’y a jamais eu de troisième retour constaté.
Ce qui compte, c’est qu’il s’agit de Jamy.
C’est ce qui importe.
Aujourd’hui, il porte le nom de Bambi. Le garçon lui a expliqué que ce n’est pas vraiment comme ça qu’il s’appelle. C’est juste un surnom qui lui colle à la peau et qu’il n’aime pas, mais dont il ne peut se défaire. Son entourage considère qu’il lui convient à la perfection.
Une image mentale est parvenue jusqu’à Zhio : celle d’un petit animal, un faon, dans ce que les éphémères désignent comme un dessin animé.
- Ça te convient effectivement, a murmuré le prince sorcier.
Le jeune garçon lui a lancé un regard hésitant, partagé entre colère et amusement.
Finalement, il a opté pour un baiser rapide sur la joue du gardien.

Zhio craint que Bambi ne revienne pas. Son désir a été trop puissant pour qu’il puisse le juguler et il s’est montré d’une brutalité inouïe. Maintenant, il panique, craignant que la magie n’opère plus et que l’espoir, à peine né, ne disparaisse à nouveau, le laissant seul.
L’idée lui est insupportable et ce qui l’est encore plus, c’est qu’il sera bien obligé de supporter puisqu’il n’existe aucune autre alternative.
Je ne veux pas le perdre, se dit-il.
Pourtant, par nature, on ne peut que perdre un éphémère.
N’est-ce pas ça, justement, qui l’affole ?

Non, bien sûr. Ce qui l’affole, c’est que Bambi est une arme. Il n’est pas normal qu’un prince sorcier soit près à renoncer à tout pour un jeune éphémère. Il n’est pas normal non plus que deux princes sorciers s’affrontent en son nom.
N’est-ce pas ça que craignent ses congénères et qui explique son isolement ?
Ce qu’on ne comprend pas fait toujours peur.