les princes sorciers

16. Kaël s’interroge

La conversation avec Moz a rendu Kaël de mauvaise humeur. Non seulement, il refuse de laisser la place, mais il a aussi su le blesser profondément en faisant allusion à Zhio. Il a réveillé sciemment un passé douloureux.
Zhio, son petit frère, pour qui il était prêt à tout ; celui, qui sans le savoir, lui a donné la force de faire face à la catastrophe qui s’est abattue sur son peuple.
Il le hait certainement, enfermé dans une caverne transformée en temple, sur une île déserte et oubliée de tous. Plus de sept siècles se sont écoulés depuis leur lutte fratricide, mais pour Kaël, ça s’est passé hier. Il se souvient du moindre détail de la scène finale : Zhio, cloué au sol par une demi-douzaine de lances le transperçant ; lui, Kaël, l’observant tout en maintenant le jeune éphémère contre lui ; des corps partout ; l’odeur du carnage ; la folie furieuse, nourrie par une jalousie sans limites, qui le fait trembler de rage.
Il se rappelle les dernières paroles qu’il a prononcées.
- Nous ne pouvons mourir, mais nous ne sommes pas invulnérables. Nous connaissons la souffrance.
Ce jour-là, Kaël n’avait qu’un objectif : faire mal. Il voulait que Zhio souffre, qu’il connaisse la douleur, celle qu’on ressent lorsqu’on perd quelqu’un de cher.
Jamy ne bouge pas. Le jeune éphémère est responsable du massacre, même s’il n’est pas coupable. Il a creusé un fossé entre les deux princes sorciers, en toute innocence. C’est ce qui le rend haïssable.
Alors, Kaël le punit. Il prend son plaisir au cœur même de la souffrance qu’il inflige au jeune éphémère, sous le regard de Zhio dont la douleur est telle qu’il cesse de crier et de se débattre pour se libérer.
Mais ses yeux, eux, hurlent.
Dans l’immense caverne éclairée par la lumière mouvante des torches, emplie des statues de ceux qui ont survécu à la fin, ils sont tous les trois liés par une même douleur.
Sauf que celle de Kaël se mêle à un plaisir intense…
Sauf que celle de Jamy prend fin au moment ou la mort vient le libérer…
Sauf que celle de Zhio se doit de durer…

Kaël n’a jamais vu un des siens pleurer. Zhio, lui, verse des larmes de sang lorsque Kaël jette la dépouille du garçon au loin.
Il est jaloux de ses larmes, comme il est jaloux de cet amour que porte Zhio au jeune éphémère, un amour bien trop grand, un amour qui lui était réservé.
Non, un prince sorcier ne peut mourir, mais il n’est pas invulnérable.

Il mure l’entrée du temple, tue les derniers éphémères de l’île, puis quitte ce lieu maudit.

Moz a su réveiller ce passé. Il a ouvert une brèche où les souvenirs s’engouffrent. Il l’a fait volontairement, en parfaite connaissance de cause.
Il est parti, le laissant seul face à sa mémoire et sa colère. Cette dernière est dirigée contre les siens, ceux qui l’évitent depuis sept siècles, au point qu’il est obligé de les traquer pour en débusquer un de temps à autre.
Et encore, ce sont les plus faibles, les désespérés, ceux qui ne l’intéressent pas. Rhon, lui, l’intéresse. Il lui ressemble.
D’après Moz, il a vu des anciens. Il ne lui en a jamais parlé. Pourquoi ?
Mais Moz a pu mentir, ou Rhon se vanter.
Comment savoir ?

Un souvenir précis remonte à la surface de son cerveau.
Ça fait à peine mille ans que la catastrophe s’est abattue sur la Terre. Le temps nécessaire aux survivants de savoir qu’ils sont seuls, qu’il n’y a plus d’anciens, de voraces, que Ath’ Land est introuvable. Le temps, aussi, pour les éphémères, de les oublier et de commencer la lente ascension qui les mènera vers la civilisation actuelle. Ils inventeront l’écriture, la lance, le canon et la bombe atomique ; ils forgeront des légendes qui se chargeront de travestir la vérité et leur donneront une identité.
Mais ça, ce sera plus tard. Pour l’instant, ce ne sont que des troupeaux livrés à eux-mêmes, qui ont échappé à leurs gardiens et doivent faire face à un monde hostile dont ils ignorent tout.

Il leur a fallu mille ans pour se retrouver. Ils se sont comptés : 666 survivants, sans objectifs, anéantis, traumatisés, désespérés. Il y a Rhon et Moz, Aman, Athon, Zéra… Et Zhio, accroché à lui, ne le quittant pas d’une semelle, confiant.
Ils sont ensembles depuis la fameuse nuit.

Kaël se rappelle de la façon dont il le regarde. Tu vas nous dire ce que nous devons faire, tu vas nous sauver. Voici ce que disent les yeux de Zhio, et lui l’aime trop pour le décevoir.
- Nous devons réagir, a-t-il dit.
Et Zhio lui dit merci avec ses yeux, si rouges, si incandescents, si beaux. Ce regard qui lui manque tellement.
Et Rhon, ce traitre, lui fait un clin d’œil.

C’était hier, et hier ne compte pas. C’est aujourd’hui qui compte. Kaël s’accroche à ça : il faut penser au présent et agir. C’est la seule façon efficace de préparer demain.
Il va continuer de cheminer à son rythme, pas à pas, sur la route qui est devant lui. Poursuivre avec obstination son objectif. Ici et maintenant, pas autre part et il y a longtemps. Pas nulle part et jamais.
Il va se lever, arrêter de gamberger, quitter ce bureau et monter dans sa voiture afin de chercher Hélène Redoux. Moz finira par décider de laisser la place. Alors, la femme pourra accomplir sa destinée de zombie en portant le remplaçant du prince sorcier, un petit vorace qui grandira en la dévorant de l’intérieur.
En ce qui concerne Zhio, il verra en temps voulu. C’est Moz qui compte et celui à qui il laissera la place.