les princes sorciers

5. Prisonnier de Kaël

Parfois, le monde lui apparait comme trop prévisible, presque ennuyeux. La seule chose qu’il n’arrive pas à prévoir, c’est quand sa mère viendra. C’est bizarre. Il lui arrive de la détester, juste parce qu’elle n’est pas là. Ce qui prouve bien qu’il ne la déteste pas vraiment. C’est son absence qu’il déteste. Ça doit être normal, mais ça le perturbe quand même.
Il y a aussi l’ami de sa mère, Georges. Tout aussi détestable, surtout qu’il fait tout pour être gentil. Que fait-elle avec lui ? Ce n’est pas son père. Il n’a pas à être avec elle.
Lui, c’est sa présence qu’il déteste.

Pourquoi l’ont-ils enfermé dans cette cave sans lumière ? Ils l’ont certainement puni parce qu’il a fait une bêtise. C’est étrange parce qu’il ne se souvient pas d’en avoir fait une.
Ils lui ont aussi attaché les mains derrière le dos, comme dans les films.
Il ne fait pas seulement sombre, mais aussi froid. Le genre de froid qu’il déteste particulièrement, humide, qui rentre dans la peau.

Subitement, Bambi revient à lui. Il quitte le monde de l’enfance qu’il a rejoint pour se protéger, le temps de digérer ce qui lui arrive.
C’est Kaël qui l’a ligoté, aidé par Lucas. Ils ont tué son oncle et aussi d’autres gens. Des voisins, des personnes qu’il connaissait bien, qu’il côtoyait chaque jour, qu’il aimait bien… Enfin, ce sont les deux hommes qui ont tiré, ceux qui se trouvaient dans la voiture, mais il est certain qu’ils obéissaient à Kaël.
C’est un démon.
Il a vu à quoi ressemble ce qui se cache sous son apparence d’être humain. Et Lucas lui obéit aussi.

Ce n’est qu’un rêve, se dit-il. Mais il se dit ça depuis si longtemps… Et ce n’est pas un rêve. Pas plus que Zhio. Tout ça est réel, même si ça ne devrait pas être. Ça l’est, tout bêtement.
Même dans les films idiots que regarde Benjamin, ça ne se passe pas comme ça. Il reste toujours une lueur d’espoir, une possibilité d’action… Il y a une règle du jeu, et on la comprend. C’est rationnel, tout en étant irrationnel. On peut tuer les démons, du moins les éloigner, les chasser. Parfois en priant, ou avec une croix, ou de l’ail… Parfois, juste en leur faisant exploser le crâne.
J’ai peur, se dit-il, complètement perdu.

Il ne se souvient pas vraiment de ce qui s’est passé dans la voiture, juste qu’il ne bougeait pas. Il n’y arrivait pas. Il était trop occupé à ne pas penser, à éviter de se rappeler, jusqu’à ce qu’il fasse semblant d’être un petit garçon dans sa tête.
Pour échapper à tout ça.
Pour échapper à ce qu’il ne peut contrôler, juste subir.

Ils ont abandonné la voiture des deux tueurs dans un hameau inhabité, puis ils ont marché jusqu’à une vieille ferme en ruine. Deux voitures les attendaient là, en parfait état de marche, dissimulées dans une grange. Joël a pris l’une d’elle et eux sont montés dans l’autre.
Kaël a conduit.
- Tu le surveilles, a-t-il dit à Lucas. Surtout ne le laisse pas s’endormir. Je ne veux pas qu’il voie Zhio pour l’instant.
Lucas n’a rien dit, mais il a obéi. Dès que Bambi faisait mine de s’assoupir, il le pinçait et le secouait.

Ils ont roulé longtemps, puis ils sont arrivés dans une zone industrielle. Kaël a garé la voiture au milieu de grands camions en attente de chargement.
- Je reviens, a-t-il dit avant de sortir.

Lorsqu’il est revenu une heure après, il abhorrait une mine satisfaite. Ils sont repartis jusqu’à une maison, construite à l’écart de la zone industrielle. Kaël a les clés.
Ils l’ont trainé dans la cave, l’ont attaché, puis ils sont remontés.
Depuis, il est là.
Il voudrait bien s’endormir, mais il résiste. Il n’a pas envie d’affronter Zhio. Il a peur de lui désormais. C’est un démon, et on ne peut pas faire confiance à un démon. Il l’a violé, comme Kaël a dû le faire à Lucas. C’est certain que c’est ce qui est arrivé à son ami, mais pour de vrai…
Ça n’existe pas, les démons. Surtout des comme ça. Ils ne sont pas conformes à ceux qu’il a vus dans les films. Eux, ce sont des princes sorciers. Ils vivent parmi les humains, et tout le monde semble l’ignorer.
Y en a-t-il beaucoup ?
Il connaît la réponse à cette question. Ils sont 666, et chacun d’eux a sa statue dans le temple où l’attend Zhio.
J’ai envie de pleurer, se dit Bambi. Pourquoi ne pas pleurer ? Il serait soulagé. Quand il était petit, il pleurait et se sentait beaucoup mieux après. Mais il ne le faisait jamais en présence de sa mère. Enfin, il essayait. Ça arrivait quand même, et c’était horrible à vivre.
Lui, assis sur le sol, à pleurer, ne demandant qu’à être consolé. Elle, debout, le visage fermé, le fixant comme s’il était un animal curieux. Ils restaient ainsi une éternité, yeux dans les yeux, jusqu’à ce qu’il s’enfuit dans sa chambre. Là, il continuait de pleurer et finissait toujours par s’endormir.
Lorsqu’il se réveillait, son chagrin s’était envolé.
Mais il ne veut pas s’endormir.

Mon oncle est mort, se souvient-il subitement avec un hoquet de terreur. Lucas est devenu un ennemi qui obéit aveuglément à Kaël. C’est arrivé en quelques heures, juste après lui avoir dit qu’il était amoureux de lui.
C’est n’importe quoi, se dit-il.
Et puis, avant d’aller jusqu’au hameau où se trouvaient les deux voitures, il y a eu les entrepôts. Là où se tenaient tous les adeptes de Renouveau Spirituel. Ils prenaient une pilule, puis s’écroulaient. Pendant ce temps, Kaël distribuait de l’argent à d’autres.
Lui ne réagissait pas.
Mais il enregistrait.

Que va-t-il lui arriver ? Que vont-ils lui faire ?
Il est seul.
Non, il ne l’est pas. Il y a Zhio. Il lui a dit qu’il l’aiderait, le protégerait… Il est le seul qui puisse le faire.
Je vais quand même dormir, se dit-il. Je lui raconterai tout et il m’aidera.
Mais il est trop énervé maintenant pour s’endormir.

Il entend la porte s’ouvrir. Une lumière crue inonde la cave tandis que Lucas descend l’escalier, accompagné de Kaël. Un troisième homme est avec eux. Un vieillard.
Lucas se penche vers lui. Il tient une seringue.
- Tu vas faire un bon dodo, lui dit-il. Une bonne dose de somnifère pour que tu te tiennes tranquille.
- Tu ne rêveras pas, ajoute d’une voix calme Kaël. Donc, tu ne verras pas Zhio.
- De quoi as-tu peur ? intervient le vieillard, s’adressant au prince démon. Zhio est loin d’ici, prisonnier.
- Je ne veux prendre aucun risque, lui répond Kaël.
Le vieillard se met à rire tout en secouant la tête d’un air à la fois moqueur et navré. Kaël le foudroie du regard, mais ne dit rien.
Pendant ce temps, Lucas lui injecte le contenu de la seringue. Il a suivi des cours de secourisme, songe Bambi avant de s’en vouloir de penser une telle banalité.
Ses paupières se font lourdes et il s’endort bientôt comme une masse. C’est comme si on éteignait la lumière dans sa tête, comme si le temps se mettait entre parenthèses.
Il ne rêve pas.