les princes sorciers

6. Dans le camion

Ses paupières se relèvent.
Il est allongé sur une couverture de laine, du genre dont on recouvre les meubles lorsqu’on déménage. Le sol est métallique et vibre. C’est un camion, se dit-il.
Il regarde autour de lui. Il a déjà vu ça dans un film. C’est une cache aménagée dans un camion. Le genre de chose qu’on connait habituellement qu’en regardant la télévision ou en allant au cinéma : on n’est pas sensé le vivre.

Lucas n’est pas loin. Il pourrait le toucher rien qu’en tendant la main. Son ami est toujours torse nu, vêtu de son seul pantalon en lambeau. Sa tête est baissée et il somnole.
Bambi le détaille des pieds à la tête comme s’il le voyait pour la première fois. Tel qu’il est, et non tel qu’il est dans son souvenir. Il se rappelle avoir lu quelque part qu’on ne voit plus les gens qu’on connait trop, c’est l’image d’eux qu’on voit.
Je l’aime, se dit le garçon. Et cette pensée le laisse pantois. Je n’ai pas à l’aimer, songe-t-il. Il m’a trahi. C’est mon ennemi. Il aide Kaël. Pourtant, c’est vrai. Je l’aime.
C’est comme ça et pas autrement. Il disait souvent ça quand il était gosse.
Un inconnu se tient face à lui, assis le dos contre une paroi de contreplaqué. Il ne l’a jamais vu, mais il le reconnait immédiatement, tout comme il reconnait le vieillard assis à côté de lui.
Ce sont des princes sorciers, comme Zhio. Ce qu’ils montrent d’eux n’a que peu d’importance. On les renifle, on les devine.
Kaël a pris un nouvel aspect, celui d’un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne et au visage avenant.
Il lui rappelle quelqu’un.
- Clooney, fait Moz en lui adressant un clin d’œil complice. Il veut plaire à ces dames.
Kaël lui lance un regard étrange, comme s’il hésitait entre colère et amusement.
- Et tu sais comment il a décidé de s’appeler ? fait encore Moz. Georges Cluny.
Il éclate de rire.
Kaël finit par sourire.
- Cette identité me convient parfaitement, dit-il. Gorges Cluny, habitant à Barcelone, responsable système dans une multinationale, divorcé, deux enfants… Des garçons. Le premier s’appelle Lucas, le second Jérémy. C’est ce que dira mon passeport et les leurs. Je m’en occuperai dès notre arrivée.
- Un bobo hispanique, ricane Moz. Et moi, quel aspect dois-je prendre ? Maintenant que tu es réveillé, jeune Bambi, tu vas m’aider, ainsi que ton ami, Lucas.
Il se transforme, changeant de corps et de visages à toute vitesse. Lucas se met à rire et Bambi finit par faire de même en le voyant devenir tour à tour, Laurel, Hardy, Dep, Chirac…
Finalement, il opte pour un jeune homme d’une trentaine d’années, le genre blond taciturne, très mince.
- Tu ressembles à un personnage de manga, fait Kaël d’une voix où on sent un reproche sous-jacent.
- Moi, je le trouve très bien comme ça, fait Lucas, les yeux brillants.
- Alors, tu dois aimer le manga en question, rétorque Moz en lui lançant un clin d’œil complice.

Bambi ne dit rien. Il baisse la tête et reste silencieux. Je n’ai pas le droit de m’amuser, se dit-il. Mon oncle est mort. D’autres sont morts. Il n’y a pas de quoi rire.
C’est pourtant autre chose qui le tracasse. Il a faim et soif.
Un paquet de chips entamé traine au sol. Il s’en empare et se met à en dévorer le contenu.
Moz lui tend une bouteille d’eau, tout en disant :
- Moi aussi, j’ai faim…
Il regarde Kaël, la tête penchée de côté avant d’ajouter :
- Une faim de carnassier…
- Tu peux attendre, murmure Kaël, l’air préoccupé.
- Oui, je peux attendre, sourit Moz. J’ai le temps…
Kaël frappe le sol de son poing fermé avant de dire d’une voix furieuse :
- Tu as le temps parce que tu es décidé à ne pas laisser la place.
- Oui, fait Moz d’un ton moqueur. Je m’amuse trop. Je veux connaitre la fin de l’histoire… De ton histoire.
Il éclate une nouvelle fois de rire en le défiant du regard.
- Serais-tu contrarié ? murmure-t-il.

Bambi les contemple avec intérêt, cherchant à comprendre ce qui se passe entre les deux princes sorciers.
Lucas aussi observe les deux créatures, avec le même intérêt, la même recherche de compréhension.

- Tu vas m’aider ? demande Kaël, après un temps de réflexion.
- T’aider ? murmure Moz d’un ton surpris. Non, je n’ai aucune intention de t’aider. Pourquoi ferais-je ça ? Disons que je vais être un observateur neutre. C’est ce que j’ai de mieux à te proposer.
- Et si je te convainquais de la justesse de mon plan ?
- Tu auras du mal. Je crois que tu n’es même pas convaincu, toi…

Les deux princes sorciers se taisent. Chacun s’enfonce dans ses pensées. Aucun d’eux, visiblement, n’a envie de les partager avec l’autre.

Les deux jeunes éphémères finissent par s’endormir. Dans leur sommeil, ils oublient ce qui les sépare et se retrouvent l’un contre l’autre, comme pour se rassurer mutuellement.