les princes sorciers

7. Kaël et Moz

- Ils te font peur, murmure Moz.
- Qui me fait peur ? réplique Kaël, d’une voix furieuse. Ces deux gamins ?
- Les éphémères te font peur. Ils sont trop nombreux, trop imprévisibles. Tu ne peux pas mourir, c’est vrai, mais ils peuvent t’emprisonner, te coincer. Tu le sais. C’est ça que tu crains.
Kaël hausse les épaules, sans répondre.
Moz hésite un court instant avant d’ajouter :
- C’est humiliant. Un prince sorcier obligé de se cacher du troupeau qui lui a échappé. Quelle farce… Pour qu’on perde ta trace, tu as détruit ton troupeau de zombies et dispersé ta meute… Pas de quoi pavoiser.
Kaël ne dit toujours rien.
- C’est un concept fascinant, fait encore Moz. Je t’accorde ça. Transformer une partie des éphémères en chiens bergers : fallait y penser.
- Ça marche, dit Kaël.
- Oui, mais ça ne suffit pas. Qu’est-ce que tu espères ?
- Il faut une nouvelle identité à notre peuple, explique Kaël. Pour ça, il n’y a qu’une solution : de nouveaux mythes fondateurs qui nous unissent. Pour ça, nous devons tous laisser la place afin d’effacer définitivement le passé.
- Tu veux dire : effacer ceux qui sont dépositaires de ce passé que nous devons oublier ? Tous les survivants ?
- Oui, un coup de gomme rédempteur. J’ai commencé… Et j’ai tout mon temps.
Moz le contemple avec curiosité, comme s’il le voyait pour la première fois.
- C’est ça ton idée ? Juste ça ? C’est complètement crétin…
- Pourquoi est-ce crétin ?
- Parce que nous ne sommes plus un peuple, rugit Moz. De quoi parles-tu ? Quel peuple ? Nous sommes une poignée de survivants sans connaissances réelles de notre passé… Nous sommes des gamins, comme ces deux éphémères qui dorment. Nous ne pouvons rien.
- C’est pour ça que nous devons laisser la place à d’autres.
- Et tu comptes convaincre chacun de nous, l’un après l’autre ?
Kaël ne répond pas.

Moz hausse les sourcils, comme s’il se trouvait face à un problème insoluble, du genre : comment expliquer un raisonnement mathématique à un littéraire ? Comment expliquer la différence entre savoir et croire à un intégriste religieux ?
Nous sommes aussi démunis que les éphémères face à certaine chose, se dit-il.
Il relève la tête, observe Kaël, avant de lui dire d’une voix douce :
- Nous ne pourrons jamais revenir au passé. Ils sont des milliards, et nous 666. Ils seront de plus en plus nombreux, et nous, nous serons toujours 666.
- Je ne renoncerai jamais.
Jamais, hurle ses yeux incandescents.

Le silence s’installe entre eux, comme il sait si bien le faire, c’est-à-dire sans demander l’avis de quiconque. Il est là, et il se met entre nous, créant une barrière, mais jamais contre l’avis de ceux qui sont présents.
Lorsqu’il s’installe, c’est avec l’assentiment de tous.
C’est ce qu’il vient de faire.
Sauf que Kaël n’est pas d’accord.

- Qu’est-ce qui nous sépare ? demande-il.
Moz lui lance un regard curieux, mais ne juge pas utile de lui répondre.
- Nous avons vécu la même chose, continue Kaël.
- Tout a changé. Une nuit a suffit, mais avons-nous vraiment vécu la même nuit ? Je n’en suis pas certain.
- Tu es comme moi. Paumé. Tu as beau te tourner à droite, à gauche, regarder derrière toi… Il n’y a rien à voir. Alors, il faut bien inventer une image quelconque et la poser sur cet horizon vide, puis la fixer jusqu’à ce que tes yeux te fassent mal.
- Nous sommes dans un camion de déménagement. L’homme qui conduit est un zombie. Je suppose que lorsque nous serons arrivés à destination, il se détruira, histoire d’effacer toute trace potentielle de notre passage.
- Non, rétorque Kaël. Il ne se détruira pas : il me servira de nourriture.
Moz a un petit sourire avant de continuer sur son idée.
- Il reste nous deux, et aussi ces deux gamins. Pourquoi sont-ils là ?
Il baisse la voix avant d’ajouter :
- Que s’est-il passé sur l’île ? Pourquoi toi et Zhio vous êtes-vous battus ?
Kaël lui lance un regard meurtri. Moz pense qu’il va se taire, mais il se trompe.
- Ces questions, vous auriez pu me les poser depuis longtemps. Pourquoi ne vous êtes-vous jamais manifesté ?
- A cause de ce que vous avez fait.
- Vous savez où se trouve Zhio. Allez le libérer et posez-lui toutes ces questions.
Moz hausse les épaules, sans répondre.
- Tu m’as dit que Rhon a rencontré des anciens, fait Kaël. Que lui ont-ils dit ?
- Pose-lui la question quand tu le rencontreras.
Moz hésite avant d’ajouter :
Je ne peux t’aider. Accepte ça. Personne ne peut t’aider.