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Etats d\'Ames

By: Dreamcatcher83
folder French › Anime
Rating: Adult +
Chapters: 7
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Disclaimer: Les personnages de Yami no Matsuei appartiennent à Yoko Matsushita, pas à moi, hélas. Je ne fais que jouer avec eux, ce qui ne me rapporte évidemment pas le moindre centime.
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L'adieu aux âmes

CHAPITRE 6 : L'adieu aux âmes

Les doigts de Tsuzuki s'ouvraient et se refermaient convulsivement sur l'accoudoir, ses pieds tapotaient nerveusement le plancher de la voiture. L'heure de pointe était passée et la circulation était relativement fluide, mais pourtant il grinçait des dents au moindre ralentissement dans le trafic, piaffait d'impatience à chaque feu rouge. Il se retenait avec peine de crier à Nakamura d'aller plus vite, sachant que ce dernier faisait déjà tout ce qu'il pouvait. Il éprouvait d'ailleurs des remords à obliger l'inspecteur à conduire dans son état, quand sa blessure à la tête venait à peine de cesser de saigner et le faisait visiblement souffrir, mais il s'agissait d'un cas d'urgence. Chaque seconde que les deux jeunes gens passaient entre les mains de Muraki était une seconde de trop.

Finalement, ils atteignirent le site de l'usine désaffectée, dont l'entrée était barrée par une longue porte de métal. Elle s'était jadis ouverte automatiquement au passage des véhicules des employés ; maintenant, elle semblait définitivement fermée. Les deux hommes garèrent en hâte leur voiture dans la rue et s'approchèrent à pieds de la porte métallique. Tsuzuki aida Nakamura à l'escalader avant de sauter lui-aussi par dessus, et bientôt les deux hommes se retrouvèrent dans la cour de l'usine déserte.

Tsuzuki ne put retenir un gémissement découragé au spectacle qui s'offrait à eux. Il s'était attendu à un grand bâtiment, mais pas à l'immensité du complexe qui s'étendait sous leurs yeux. Au delà de la cour dans laquelle ils avaient atterri, ils en devinaient une seconde, puis une troisième, et sans doutes d'autres encore, reliées les unes aux autres par un labyrinthe d'étroits passages entre les hauts murs gris. Aucun son, aucune lumière ne filtraient des bâtiments délabrés. Comment savoir dans lequel se trouvait Muraki ? S'il se trouvait bien ici, bien sûr. Si ses déductions étaient exactes ; s'ils n'avaient pas suivi une fausse piste qui les avait fatalement éloigné du lieu où leur ennemi séquestrait ses deux victimes. Le doute, la panique envahissaient le shinigami. Nakamura le ramena à la réalité en lui secouant doucement le bras et en lui indiquant d'un geste l'entrée du premier bâtiment.

Pendant ce qui sembla à Tsuzuki une éternité, ils parcoururent au pas de course l'immense usine, ouvrant les portes donnant sur de vastes salles poussiéreuses, montant les escaliers obscurs, à l'affût du moindre signe qui révélerait la présence de leurs ennemis, mais en vain. Finalement, Tsuzuki, la mort dans l'âme, était sur le point d'admettre qu'ils s'étaient trompé d'endroit et allait rebrousser chemin lorsqu'il sentit ... quelque chose, comme un regard amical posé sur lui, une présence familière. Fébrilement, il fouilla du regard l'obscurité avant de réaliser qu'il ne s'agissait pas à proprement parler d'une présence physique, mais plutôt d'une sorte de pression sur son esprit, qui lui communiquait, sans mots, un sentiment de besoin, d'urgence. Hisoka ! Hisoka l'appelait. Il n'aurait pas su dire pourquoi, mais il savait que ce toucher mental était celui de son partenaire.

Le cœur battant, il s'immobilisa, se concentrant de toutes ses forces sur cette présence élusive, ce fil ténu qui le connectait à son ami. Il avança de quelques pas dans la pièce ; la trace mentale de Hisoka sembla vaciller comme la flamme d'une bougie sur le point de s'éteindre. En hâte, il recula, et ressortit de la pièce. La présence se fit légèrement plus forte. Il s'élança dans la cage d'escalier et descendit les marches quatre à quatre, suivi par Nakamura stupéfait. Une fois dans la cour, il s'orienta de nouveau, s'efforçant de faire correspondre une direction physique à la présence mentale qu'il ressentait. Une sorte d'angoisse, de désespoir montait en lui, et il ne savait pas s'il s'agissait de son propre sentiment ou de ce que lui communiquait l'esprit d'Hisoka. Il repartit en courant, s'enfonçant plus loin dans le complexe industriel, longeant les murs lépreux, franchissant les courettes sombres, l'inspecteur toujours sur les talons.

Il s'arrêta enfin devant le dernier bâtiment, adossé au mur d'enceinte du complexe. Il supposait que, de l'autre côté, une ouverture donnait sur le boulevard qui bordait l'océan. Du côté où se trouvaient les deux hommes, seule une petite porte métallique et une lucarne à la vitre sale s'ouvraient dans le mur gris. Tsuzuki saisit la poignée de la porte qui, pour la première fois depuis qu'ils avaient pénétré dans l'usine, résista. Il la secoua frénétiquement pendant quelques instants. Comme ses efforts s'avéraient vain, il prit une inspiration et, d'un coup de coude, fit voler en éclat la vitre de la fenêtre. Sans porter attention au verre brisé qui déchirait leurs vêtements et leur égratignait les mains, les deux hommes se glissèrent à l'intérieur.

La salle dans laquelle ils avaient pénétré était un grand garage, dans lequel se trouvait uniquement une camionnette beige. Une odeur d'essence flottait encore dans l'air. Tsuzuki hocha la tête, sentant qu'ils touchaient au but. La présence dans son esprit se faisait plus forte, urgente, désespérée. Le shinigami parcourut du regard la salle sombre et se précipita vers la volée de marches qu'il apercevait au delà du véhicule. En haut se trouvait une porte métallique, close elle aussi, mais cette fois-ci sans poignée. L'œil rouge d'un lecteur de carte magnétique semblait le narguer. Fébrilement, Tsuzuki passa ses mains sur le panneau de métal froid. De l'autre côté se trouvait Hisoka, il le sentait. Hisoka qui souffrait, Hisoka qui avait peur, Hisoka qui l'appelait. Et pour Tsuzuki, rien n'avait plus d'importance, une seule pensée demeurait : ouvrir cette porte qui le séparait de son partenaire. Il ferma les yeux, joignit les mains et entonna l'invocation à Byakko. Le grand tigre blanc, la fourrure illuminée ça et là des éclats rouges de flammèches d'énergie, se matérialisa devant lui. Tsuzuki lui indiqua la porte d'un geste et le shikigami projeta sa puissance contre celle-ci, l'arrachant de ses gongs avec une bonne partie du mur.

Le spectacle qui s'offrit aux yeux des deux hommes, lorsqu'ils franchirent le seuil encore noyé d'un nuage de poussière et jonché de débris, les cloua sur place. Dans un faisceau de lumière crue, Muraki venait de s'immobiliser, cravache en main, encore à demi-penché sur le corps dévêtu, sanglant et enchaîné de Kiyoshi. Et Hisoka... Tsuzuki eut l'impression que son cœur s'arrêtait. Hisoka était suspendu à une chaîne par les poignets, entièrement nu. Le sang ruisselait depuis ses poignets sur ses bras et ses épaules. Des filets de sang s'écoulaient également entre ses jambes, maculant le sol à ses pieds. Sa tête s'affaissait sur sa poitrine, et l'image d'un Christ en croix traversa l'esprit de Tsuzuki. Au bruit de l'intrusion, le jeune homme ouvrit lentement les paupières, posa ses yeux verts sur le visage de son partenaire, et esquissa un faible sourire.

Une fureur comme il n'avait encore jamais connu envahit le plus âgé des shinigami. Il reporta son attention sur Muraki, qui s'était relevé et le regardait maintenant avec un rictus féroce, une lueur exaltée illuminant son iris pâle. A ses côtés, les deux hommes de main qui, en entendant le vacarme, étaient entrés en trombe dans la pièce pour prêter main forte à leur chef, pointèrent leurs armes sur le shinigami. Mais ils n'eurent pas l'occasion de s'en servir. Dans un cri, Tsuzuki déchaîna sur le trio la puissance de Byakko et les deux hommes furent projetés à terre, leurs revolvers leur échappant des doigts et volant à l'autre bout de la pièce. Muraki, quant à lui, roula sur le sol, esquivant l'attaque. Il ne s'était pas encore relevé qu'il psalmodiait déjà sa propre prière, et le dragon blanc s'éleva derrière lui, faisant face au tigre.

Du coin de l'œil, Tsuzuki entrevit Nakamura qui actionnait la manivelle pour faire descendre la chaîne retenant Hisoka. Les jambes meurtries du jeune shinigami ne purent supporter son poids et il s'affaissa lentement, son corps suivant le mouvement de la chaîne. Cependant il respirait et semblait conscient, se rassura Tsuzuki. Il aurait voulu se précipiter auprès de son partenaire, mais pour le moment il devait soutenir Byakko de son énergie psychique. Le shikigami était d'ailleurs en difficulté face au dragon de Muraki. Tsuzuki se concentra de nouveau, entonnant l'invocation à Suzaku. A peine apparu, le phoenix se précipita à son tour sur le dragon. Le plafond et la baie vitrée volèrent en éclats sous l'immense décharge d'énergie générée par les trois divinités qui s'affrontaient.

Profitant de ce que Tsuzuki ne leur prêtait plus attention, les deux hommes de main se relevèrent et se ruèrent sur le shinigami. Sa puissance psychique temporairement épuisée par la double invocation, Tsuzuki ne pouvait pas utiliser de magie, mais ce n'était pas nécessaire. Une rage intense l'envahissait, faisant bouillonner son sang, tendant ses muscles. D'un formidable coup de poing à la mâchoire, il projeta au sol le premier de ses assaillants, et se retourna pour porter un coup de coude tout aussi violent au visage du second. Il y eut un craquement sourd et, le nez en sang, le gorille s'affaissa aux côtés de son complice. Avec un cri sauvage, Tsuzuki se rua sur les deux hommes à terre. La colère l'aveuglait. Toute pensée consciente avait disparu de son esprit. La seule image qui repassait encore et encore devant ses yeux était la silhouette de Hisoka suspendu à la chaîne, nu et couvert de sang. Saisissant par les cheveux les deux hommes encore étourdis, il heurta brutalement leur têtes l'une contre l'autre. Il allait recommencer lorsqu'il sentit une main se poser sur son épaule. Le shinigami s'immobilisa et tourna la tête, apercevant comme au travers d'un brouillard une silhouette frêle, que seul un miracle de volonté semblait maintenir debout, et deux grands yeux verts qui se posaient sur lui.

— Arrête, Tsuzuki. S'il te plait. Arrête. Tu vas les tuer.

Tsuzuki sentit sa colère s'évanouir, comme drainée hors de son corps par le son de la voix de son partenaire. Il sentit ses doigts s'entrouvrir, et les deux hommes inconscients glissèrent au sol. Hisoka s'affaissa aussi, ses jambes l'abandonnant. Tsuzuki, toujours agenouillé, le recueillit dans ses bras. Pendant quelques minutes il resta sans bouger, serrant contre lui le corps tremblant et ensanglanté. Finalement, de long sanglots de soulagement secouèrent ses épaules. S'abandonnant à la chaleur des bras de son partenaire, Hisoka glissa lentement dans l'inconscience.

***

Le lendemain matin, lorsqu'il ouvrit les yeux dans la petite chambre d'hôtel, Hisoka s'éveilla dans un monde de douleur. Douleur de ses épaules aux tendons meurtris par la longue pendaison à laquelle l'avait soumis Muraki. Douleur de ses poignets tailladés par les fers. Douleur dans ses pieds, forcés à supporter sur leur pointe tout le poids de son corps. Douleur aiguë qui lui vrilla le bas du dos, irradiant dans ses jambes et dans son ventre, au premier mouvement qu'il fit dans l'étroit lit. Et la douleur sourde qui enserrait son cœur dans un étau glacé, douleur du désespoir qui, pour n'être pas physique, n'en était pas moins intense.

Il fallut quelques minutes à Hisoka pour s'apercevoir que cette dernière douleur n'était pas la sienne. Se levant sur les coudes avec une grimace, il parcourut la chambre du regard, pour apercevoir enfin Tsuzuki, debout près de l'autel que surmontait la statuette d'Amida. Il avait allumé les deux bougies et une poignée de bâtonnets d'encens, et il se tenait immobile, pas exactement en prière mais plutôt perdu dans ses pensées, suivant des yeux les longues volutes bleutées qui s'élevaient dans les airs. Les larmes faisaient briller ses yeux violets, débordaient sur ses joues.

Hisoka considéra l'espace qui le séparait de son partenaire. Presque trois mètres. Si, à cette distance, il percevait déjà si clairement la détresse de son compagnon, il n'osait imaginer la violence de la tourmente qui allait l'assaillir lorsqu'il tenterait de s'approcher de lui. L'appréhension lui noua la gorge et sa première réaction fut de fuir, une fois de plus, de protéger son esprit meurtri de cet assaut d'émotions. mais son regard se posa sur les yeux en pleurs de son partenaire et un sentiment nouveau envahit son cœur, détermination, certitude. C'était Tsuzuki. Tsuzuki qui avait entendu son appel désespéré et s'était jeté à son secours, sans hésitation. Tsuzuki, le calme, gentil Tsuzuki, qui avait été emporté par une colère dévastatrice en voyant son partenaire blessé. Tsuzuki qui aurait tué pour lui, Tsuzuki qui n'avait jamais hésité à se mettre en danger pour lui, et en un instant Hisoka comprit que plus jamais il ne pourrait céder à la lâcheté dont il avait fait preuve durant les dernières semaines.

Péniblement, il se leva et avança d'un pas chancelant vers l'homme toujours perdu dans ses pensées. Il n'était plus qu'à un pas de lui quand Tsuzuki s'aperçut enfin de sa présence. L'aîné des shinigami sursauta et essuya en hâte ses joues détrempées. L'écran mental retomba, masquant ses émotions, et Hisoka, malgré lui, ne put que laisser échapper un soupir de soulagement. Un sourire se plaqua sur les lèvres de son partenaire, un sourire qui fit mal à Hisoka tant il contrastait avec la peine qui se lisait toujours dans les yeux d'améthyste. Tsuzuki commença à parler, tentant de masquer sa détresse sous une conversation quotidienne, mais Hisoka, son intense regard vert plongé dans les yeux de son partenaire, lui posa un doigt sur les lèvres et secoua doucement la tête. Tsuzuki se tut et son sourire disparut.

Franchissant le peu d'espace qui les séparait encore, Hisoka se pressa contre l'autre shinigami, enlaçant sa taille, reposant la tête contre la poitrine de son ami. Après un instant de surprise et d'hésitation, ce dernier referma ses bras autour des épaules de son jeune compagnon et se détendit, s'abandonnant à l'étreinte. Puis Hisoka sentit des soubresauts agiter le corps de l'homme qu'il serrait dans ses bras, et il entendit des sanglots étouffés s'échapper de sa gorge.

"Je l'ai tuée, Hisoka... Je l'ai tuée..." furent les mots que Hisoka crut discerner au milieu des pleurs.

— Quoi ?

Hisoka resta interdit. S'il s'attendait à quelque chose, ce matin, c'était plutôt à la pitié de Tsuzuki, à ses questions sur l'état dans lequel il l'avait trouvé, et Hisoka redoutait déjà le moment où il devrait expliquer ce qui s'était passé dans l'usine abandonnée. Mais là, c'était apparemment quelque chose de complètement différent qui tourmentait son partenaire.

— Michiko... je l'ai tuée, répéta Tsuzuki.

Hisoka, qui ne comprenait toujours pas, relâcha un peu son étreinte pour lancer à son ami un regard interrogateur. D'une voix mal assurée, l'autre shinigami se mit à lui conter ce qui s'était passé avec le spectre, dans le parc, après qu'il fut parti seul à la poursuite des ravisseurs.

Hisoka soupira. Cette intense compassion était le trait le plus marquant de la personnalité de Tsuzuki, ce qui faisait de lui l'être le plus attachant, le plus profondément humain qu'il ait été donné à Hisoka de connaître. Mais il ne pouvait pas continuer ainsi à porter le destin de toutes les âmes du monde sur ses épaules. Personne, homme ou dieu, ne manquerait d'être écrasé sous un tel poids.

— Tu as fait exactement ce que tu devais faire, ton devoir en tant que shinigami, ni plus ni moins. C'est notre rôle d'escorter les âmes des morts et jusqu'à leur lieu de repos, où elle se prépareront pour leur prochaine incarnation. Nous préservons ainsi l'équilibre de l'univers. Et lorsqu'une âme s'est égarée au point de devenir un esprit vengeur, c'est notre devoir de l'exorciser et de la rendre au néant pour rétablir l'harmonie du monde. Nous n'avons pas d'autre raison d'être.

Tsuzuki sourit à travers ses larmes en entendant la plus jeune recrue de l'Enma-Cho délivrer au vétéran qu'il était une leçon sur le rôle des shinigami.

— Mais justement, Hisoka, ce qui me rend ce travail supportable, c'est de savoir que, aussi injuste que soit la mort d'une personne, aussi tragique, aussi prématurée, même lorsqu'il s'agit d'un enfant... comme la petite Kazusa, à peine cinq ans et si pleine de vie... Même dans les cas comme ça, je sais que, au moins, les souffrances de cette âme dans cette vie ont pris fin, et qu'elle se réincarnera, et pourra être de nouveau heureuse... Mais l'exorcisme est différent. Il fait disparaître une âme, définitivement. Michiko ne se réincarnera jamais plus. Je l'ai détruite, définitivement, acheva Tsuzuki avec désespoir.

— Pas détruite, Tsuzuki... libérée, dit Hisoka, en posant son regard sur la statue du Bouddha qui les contemplait d'un sourire serein. Libérée de sa souffrance... du désespoir qui s'accrochait à son âme, même dans la mort... détruite en tant qu'âme individuelle, peut-être, mais libre de se fondre dans le Néant, de ne plus faire qu'un avec l'ensemble de l'univers... n'as-tu jamais pensé qu'il n'y a pas de bonheur plus profond ?

Alors qu'il disait ces mots, Hisoka se mordit la lèvre en réalisant qu'il connaissait déjà la réponse ; les pulsions de mort qui tourmentaient quotidiennement son partenaire lui revinrent en mémoire. Il étreignit de nouveau Tsuzuki avec urgence, le serrant de toutes ses forces. Il redoutait que les paroles qui venaient de s'échapper de ses lèvres alors qu'il tentait de consoler son ami ne soient celles qu'il regretterait pour le reste de sa vie éternelle de shinigami, celles qui lui feraient perdre Tsuzuki pour toujours.

Tsuzuki pensa à sa propre douleur, à son désespoir, exacerbés ces derniers mois par la multitude de morts, d'injustices, de souffrances gratuites qui jonchaient sa route, et au désir poignant qui le tenaillait d'échapper enfin à cette souffrance, de s'échapper à lui même, de se fondre à tout jamais dans le vide ultime. A l'idée que, comme disait Hisoka, c'était ce même soulagement qu'il avait apporté à l'âme tourmentée de la jeune fille, le shinigami se sentit soudain étrangement apaisé.

Puis il baissa les yeux vers le jeune homme qui enserrait son torse dans un élan désespéré, se pressant contre lui comme s'il cherchait à souder ensemble leur deux corps, et il réalisa qu'il ne pourrait pas, qu'il ne voudrait pas, désormais, rechercher pour lui-même ce soulagement. Il ne s'appartenait plus.

Saisissant délicatement le menton de Hisoka, il releva son visage, et joignit leurs lèvres dans une promesse silencieuse.

Les deux hommes restèrent ainsi un long moment, unis dans leur chaste baiser, contents simplement de se laisser envahir par la joie profonde de la présence de l'autre. Finalement Tsuzuki se redressa. Il entoura de ses paumes le visage de Hisoka, caressant du pouce les joues de son partenaire, et murmura : "Comment te sens-tu ?" d'une voix douce. Hisoka se sentit fondre sous le regard de pure tendresse que Tsuzuki posait sur lui.

— Bien.

Et Hisoka fut lui-même surpris de constater qu'il disait la vérité. Grâce à l'extraordinaire capacité de récupération de son corps de shinigami, sa douleur s'atténuait déjà, ne laissant qu'une vague raideur qui disparaîtrait à son tour rapidement. D'ici quelques heures, il le savait, il n'aurait plus aucune séquelle de ses épreuves. Du moins sur le plan physique.

Tsuzuki considéra son compagnon en silence, puis hocha la tête. Au grand soulagement de Hisoka, il ne fit aucun commentaire, ne lui posa aucune question sur les événement de la veille. A dire vrai, Tsuzuki n'en avait pas besoin. A leur retour, il avait baigné le corps meurtri de son partenaire, soigné les blessures de ses poignets, lavé le sang qui recouvrait ses bras ainsi que celui qui avait séché entre ses jambes, et essuyé les traces blanches qui maculaient sa poitrine et ses cuisses. L'idée que le jeune homme ait eut à subir le même supplice deux fois en l'espace de quatre ans le tourmentait, mais il ne savait que dire. Sans un mot, il l'attira de nouveau dans ses bras, avec une infinie douceur, essayant de lui communiquer sa profonde détermination de le protéger, de ne jamais, plus jamais s'éloigner de lui. Ce fut au tour de Hisoka de sentir les larmes lui monter aux paupières.

***

Les deux hommes prirent leur temps pour se préparer, et sortirent de l'hôtel en fin de matinée. Ils se rendirent tout d'abord au commissariat, où ils furent accueillis par un Nakamura souriant malgré le bandage qui lui enserrait le front. L'inspecteur resta un moment interdit de constater que Hisoka paraissait déjà en pleine forme. Le jeune shinigami avait même ôté les pansements de ses poignets, sur lesquels ne demeurait qu'une cicatrice presque imperceptible.

Dans la discussion qui suivit, Hisoka apprit ce qui s'était passé la veille après qu'il eut perdu connaissance. Après l'avoir détaché, Nakamura s'était précipité auprès de Kiyoshi, pour constater avec soulagement que le jeune homme était encore en vie, bien qu'inconscient et sérieusement blessé. Muraki avait profité de la diversion causée par ses complices pour s'éclipser, laissant le dragon blanc couvrir sa fuite. Les policiers qui étaient arrivés peu après, appelés en renfort par Nakamura, avaient fouillé l'usine sans trouver aucune trace du docteur. Les deux complices de Muraki avaient été arrêtés, et se trouvaient maintenant dans le pavillon hospitalier de la prison. Une première interrogation sommaire avait confirmé que leur patron était bien l'auteur des trois premières agressions. La photo de ce dernier avait été communiquée à toutes les forces de polices, et un mandat d'amener international avait été lancé contre lui. Les deux shinigami doutaient que les policiers humains aient la moindre chance d'arrêter le docteur, mais au moins le fait d'être désormais recherché lui rendrait les choses un peu moins faciles.

En ce qui concernait Nakamura, l'enquête était close, et avait atteint une conclusion relativement satisfaisante avec l'arrestation de deux des trois coupables. Les deux shinigami, cependant, avaient encore une tâche à accomplir avant de pouvoir enfin laisser derrière eux cette pénible affaire. Ils firent leurs adieux à l'inspecteur en le remerciant pour son aide, puis se mirent en route. Il leur fallait maintenant rendre une dernière visite aux trois victimes.

***

La première chose que l'infirmière leur apprit lorsqu'il pénétrèrent dans le hall de la clinique fut le décès de Michiko Aoki. La jeune fille s'était éteinte la veille vers les six heures et demie du soir, sans avoir repris conscience, et sans que la moindre modification dans son état ne laissât anticiper sa mort. Les deux shinigami ne furent pas surpris. Six heures et demie était à peu près l'heure à laquelle Tsuzuki avait affronté l'esprit vengeur. Lorsque l'âme de la jeune fille, exorcisée, avait enfin quitté le monde des vivants, son corps avait perdu le faible lien qui le retenait à la vie.

Les deux shinigami demandèrent à l'infirmière de les conduire auprès des deux victimes restantes. La jeune femme les escorta de nouveau jusqu'à la chambre et les laissa seuls, fermant la porte derrière eux. A part le premier lit vide, rien n'avait changé dans la petite pièce blanche. Ichirô Oyama était toujours assis dans le fauteuil près de la fenêtre, immobile. La ressemblance entre l'adolescent et son frère aîné frappa Hisoka. Contemplant ces traits réguliers encadrés de boucles brunes, le jeune shinigami revoyait le visage mobile et plein de vie de Kiyoshi, sa détermination à se mettre en danger pour faire arrêter l'agresseur de son frère, son évidente affection pour ce dernier, sa colère face à Muraki, sa peur, sa douleur, ses larmes. Hisoka s'avança et serra dans ses bras l'adolescent inerte, quoique pleinement conscient de la complète inutilité de son geste. Tsuzuki l'observait en silence.

Les deux shinigami contournèrent ensuite le paravent et s'approchèrent du lit où se trouvait Mayumi Tenjoh. Le cri de douleur émanant de son âme mutilée assaillit une nouvelle fois Hisoka, qui chancela. Avec un soupir, Tsuzuki s'approcha de la jeune fille qui s'agitait et gémissait toujours dans le lit. Les mains alignées l'une au dessus de l'autre devant la poitrine, deux doigts à la hauteur des lèvres, Tsuzuki ferma les yeux et commençait à se concentrer lorsqu'il sentit la main de Hisoka se poser sur son bras. Surpris, il se retourna. Les mots qu'il allait prononcer moururent sur ses lèvres lorsqu'il vit l'expression grave et décidée de son compagnon.

— Laisse-moi le faire.

— Non, Hisoka ! Ne te force pas à faire ça. Moi, j'ai l'habitude. Et puis, tu es encore convalescent...

Tsuzuki n'acheva pas sa phrase. Hisoka le regardait droit dans les yeux, et secouait doucement la tête.

— Je suis un shinigami, tout comme toi. C'est quelque chose que je dois apprendre. Laisse-moi faire ma part du travail.

Tsuzuki comprit qu'il ne pourrait pas le faire changer d'avis. Il s'écarta du lit. Alors que Hisoka prenait sa place au chevet de la jeune femme, il l'entendit encore murmurer :

— Laisse-moi partager la faute. Tu n'as plus à tout porter tout seul.

Hisoka se concentra. L'aura rouge s'éleva, tourbillonnant autour de son corps. Une à une il égrena les syllabes de la prière d'exorcisme. Avec la dernière, dans un gémissement déchirant, l'âme souffrante se sépara du corps de la jeune femme et sembla tournoyer quelques secondes autour d'eux avant de s'évanouir. Mayumi retomba sur l'oreiller, totalement inerte. Le brutal silence parut assourdissant à Hisoka. La gorge du jeune shinigami se serra. Malgré le discours qu'il avait tenu le matin même à Tsuzuki sur le soulagement que l'exorcisme apportait aux âmes en souffrance, l'irréversibilité du geste qu'il venait de commettre le frappa soudain. Une immense tristesse l'envahit. Sans un mot, Tsuzuki lui passa un bras autour des épaules, l'attirant contre lui. Fermant les yeux, Hisoka se laissa aller contre son partenaire, se concentrant sur le bruit rassurant des battement de son cœur. Il sentit monter les larmes. Il savait maintenant le prix à payer pour leur vie éternelle de shinigami, il goûtait un peu de la culpabilité qui affligeait Tsuzuki. Pendant quelques minutes deux hommes restèrent ainsi, immobiles et silencieux, unis dans une même douleur, une même connaissance au delà des mots.

Enfin, Tsuzuki pressa la sonnette qui appelait l'infirmière, et expliqua à cette dernière que la jeune femme avait soudain perdu connaissance. Dans l'agitation qui s'ensuivit, alors que médecins et infirmiers accouraient pour tenter de réanimer la patiente, les deux shinigami s'éclipsèrent.

***

Une autre infirmière, rencontrée dans le couloir, leur indiqua la chambre de Kiyoshi Oyama. Lorsqu'il les vit entrer dans la chambre, le visage du jeune homme s'éclaira et il les salua joyeusement, puis se mit à remercier Tsuzuki avec effusion pour les avoir sauvé la veille. Tsuzuki rougit d'embarras et sourit à son tour nerveusement. Hisoka, un peu en retrait, observait la scène. Sous la chemise d'hôpital du jeune homme, il pouvait voir les pansements qui couvraient son torse. Ses blessures prendraient du temps à cicatriser, mais, psychologiquement, Kiyoshi semblait bien se remettre de son épreuve, et le jeune shinigami se sentait sincèrement heureux pour lui. Maintenant, pensa-t-il, sourcils froncés, si seulement Tsuzuki voulait bien montrer un petit peu plus de réserve...

Cependant, les deux shinigami n'étaient pas uniquement venu rendre visite à Kiyoshi pour prendre de ses nouvelles. Ils avaient besoin de son aide pour mettre un terme final à leur enquête. Les trois hommes discutèrent gravement pendant quelques minutes avant d'appeler une infirmière. Lorsque Kiyoshi lui expliqua qu'il voulait aller faire une courte promenade en compagnie de ses deux visiteurs, l'infirmière s'insurgea et refusa tout net. Après un quart d'heure d'âpre discussion, et devant l'insistance de son patient, l'infirmière s'inclina et leur apporta en maugréant un fauteuil roulant. Finalement, les trois hommes se mirent en route en direction du parc, Tsuzuki ouvrant la marche, Hisoka poussant le fauteuil de Kiyoshi.

L'après-midi était chaude, et le parfum des fleurs embaumait le petit parc. Pourtant, les visiteurs étaient rare le long des allées ombragées. Pendant quelques minutes, les trois hommes déambulèrent en silence, laissant la paix du lieu s'infiltrer en eux. Profitant de ce que Tsuzuki s'était un peu éloigné d'eux, Kiyoshi se tourna vers Hisoka.

— Hisoka... Je ne sais pas trop comment te dire ça, mais je voulais vraiment te remercier pour... ce que tu as fait pour moi, hier...

Le jeune homme s'interrompit, embarrassé. "Merci de t'être fait violer à ma place" n'était pas la chose au monde la plus facile à dire.

Hisoka fit la moue pour cacher son embarras, mais sa main se posa doucement sur l'épaule du jeune homme.

— Tu n'as vraiment pas à me remercier. Et puis, de nous deux, c'est quand même toi qui a été le plus blessé...

— Seulement parce que tu es un shinigami ! De toutes façons, je te suis vraiment reconnaissant, je voulais que tu le saches.

Le jeune homme se tut quelques instant, mais quelque chose le préoccupait visiblement toujours. Il se mordilla la lèvre avant de lancer soudainement :

— Donc, tu ne me détestes pas ?

— Hein ? Non, bien sûr que non, quelle idée !

— C'est que... hier, tu avais vraiment l'air de ne pas m'aimer du tout, et je n'ai pas compris pourquoi...

Hisoka rougit jusqu'à la racine des cheveux.

— Evidemment ! Tu passais ton temps à faire les yeux doux à Tsuzuki !

Kiyoshi regarda le jeune shinigami avec effarement, totalement à court de paroles. Puis il éclata de rire, mais c'était un rire franc, sans la moindre trace de moquerie ou de méchanceté. Finalement, il reprit suffisamment son sérieux pour parler.

— Alors là... je m'attendais à tout sauf à ça ! Non, Hisoka, je t'assure que tu te trompes. Ce n'est vraiment pas ma tasse de thé ! Et encore moins maintenant, termina-t-il sombrement.

Kiyoshi posa sa main sur celle de Hisoka, qui reposait toujours sur son épaule. Il leva encore une fois les yeux vers le shinigami et lui adressa un large sourire.

— Bonne chance, dit-il doucement.

Hisoka lui rendit son sourire.

— Merci.

Les deux jeunes gens s'éloignèrent dans un silence amical, et Hisoka accéléra le pas pour rejoindre Tsuzuki.

Les trois hommes quittèrent l'allée pour s'arrêter derrière un bouquet d'arbres, à l'abri des regards. Tsuzuki fit un petit signe de tête à Kiyoshi, et les deux shinigami s'écartèrent légèrement du fauteuil roulant. Kiyoshi ferma les yeux, et laissa la pensée de son frère envahir son esprit. Il se rappela de leur enfance ensemble, de leurs jeux, de tout ce qu'ils avaient partagé, les bons moments comme les disputes... et, doucement, patiemment, il l'appela.

Pendant de longues minutes il ne se passa rien, puis un vent froid sembla soudain se lever autour d'eux, et les deux shinigami virent apparaître une silhouette transparente à quelques pas du fauteuil roulant. Les deux hommes poussèrent un soupir de soulagement. Ils s'étaient à moitié attendu à un esprit vengeur comme celui de Michiko, mais la seule chose inhabituelle à propos de l'esprit qui se tenait devant eux était la douleur, la profonde tristesse qui émanait de lui, submergeant les sens de Hisoka.

Kiyoshi ne pouvait voir son frère, mais il dut sentir sa présence, car il tendit les bras devant lui et appela doucement :

— Ichirô... Ichirô...

Le fantôme de l'adolescent s'approcha du jeune homme dans le fauteuil roulant jusqu'à sembler traverser ses genoux pour se blottir contre sa poitrine. Une larme roula sur la joue de Kiyoshi, et il referma les bras. Les deux frères restèrent ainsi longtemps immobiles, absorbés dans leur étrange étreinte. Hisoka percevait le tourbillon d'émotions qui les environnait, tour à tour douleur, joie, tristesse, amour, sans plus pouvoir discerner la source de chacune.

Finalement, Kiyoshi murmura :

— Adieu, petit frère. Je ne t'oublierai jamais. Repose en paix.

Les deux shinigami s'approchèrent, chacun posant une main sur l'épaule éthérée du fantôme. Les yeux de Kiyoshi s'arrondirent de surprise en voyant les corps de ses deux compagnons scintiller, comme remplis de lumière, avant de disparaître. Mais quelques secondes après ils étaient de retour, aussi solides et apparemment humains que jamais.

De chaudes larmes roulaient toujours sur les joues de Kiyoshi. Les deux shinigami posèrent sur lui un regard plein de douceur et de compassion. Tsuzuki s'approcha du jeune homme.

— L'âme de ton frère a rejoint le Meifu, Kiyoshi. Il a enfin trouvé la paix.

Le jeune homme sourit à travers ses larmes. Malgré son évidente tristesse, il semblait serein, plus que les deux hommes ne l'avaient jamais vu.

— Je sais. J'ai senti sa présence, il y a un instant. J'ai entendu sa voix. Il m'a dit adieu.

Les deux shinigami, qui n'avaient pas entendu l'apparition prononcer le moindre mot, se lancèrent un regard surpris, puis haussèrent les épaules. Même eux n'avaient pas toutes les réponses.

Tsuzuki et Hisoka raccompagnèrent le jeune homme jusqu'à la porte de la clinique, où ils le laissèrent entre les mains d'une infirmière désolée qui rassemblait son courage pour lui annoncer avec ménagement le décès de son frère. Enfin, avec un dernier sourire et un signe de la main, les deux shinigami disparurent.


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